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De rêves, d’illusions et de mensonges

Ourson Louis Vuitton

Que pensez-vous de cet ourson Louis Vuitton dont un exemplaire s’est vendu 182,550$?

Une partie importante de la cohésion des sociétés occidentales repose sur une promesse toute simple faite aux individus les composant: qui que vous soyez, vous pouvez réaliser vos rêves. Le contrat social qui en résulte est, grosso modo, le suivant: l’État s’assure de fournir les outils et les conditions propices à la productivité et la stabilité – élections démocratiques, éducation de qualité accessible à tous, égalité économique, égalité devant la justice – et les individus fournissent leurs talents et motivation à leur propre réussite.

La production qui découle de ce traité nous appartient – c’est la propriété privée – moyennant notre apport au maintien de notre communauté sous forme de taxes et d’impôts.

Dit autrement, vous et moi pouvons ainsi nourrir les espoirs les plus fous pour nous et nos enfants: devenir médecin, vedette de cinéma, magnat de l’immobilier, le prochain Sidney Crosby, Première ministre.

Le message sous-entendu est que l’espoir de voir des jours meilleurs ne dépend finalement que de soi. C’est une motivation majeure à se lever le matin car sinon, à quoi bon travailler?

Avez-vous remarqué l’ambition qui se cache dans l’ombre de la première? Qu’ont en commun Crosby, une vedette de cinéma, le magnat de l’immobilier?

Ils sont riches.

Au fond, plus souvent qu’autrement, voilà le rêve inavoué de monsieur et madame tout-le-monde: être millionnaire, que dis-je, milliardaire! Demandez autour de vous, tous ont ce désir à divers degrés. Même ceux qui le sont déjà en veulent plus.

Est-ce surprenant? Assaillis régulièrement d’images d’ultra-riches s’éclatant dans une obscène orgie de luxe, plusieurs convoitent ce statut.

Sauf que l’entente collective – l’État qui assure des conditions de fair play entre ses citoyens – marche de moins en moins. En fait, il ne reste qu’une partie qui se maintienne: la nôtre. Nous persistons en efforts, pirouettes et concessions quotidiennes, souvent juste pour garder la tête hors de l’eau tandis que l’État – l’autre partie du deal – est méthodiquement attaqué, affaibli, démantelé par de riches groupes d’intérêts privés démesurément puissants.

L’emprise que nous avons, travailleurs salariés, sur ce qui nous entoure nous échappe un peu plus chaque jour.

Vous ne me croyez pas? Voyons voir.

L’influence de l’argent et des lobbys dans nos systèmes électoraux est indéniable et démesuré, de même que celui des médias de masse dont la propriété réside entre les mains de quelques hommes qui peuvent maintenant faire et défaire des manchettes et des réputations comme bon leur semble.

On constate l’affaiblissement du système public d’éducation un peu plus chaque jour. Je vois des familles de classe moyenne atour de moi graduellement choisir l’école privée pour leurs enfants, avec les sacrifices financiers s’y rattachant. Cela dénote une tendance lourde: la taxation des particuliers dans son ensemble tend à croître – alors que celle des entreprises diminue – et ce, au moment où les services à la population diminuent constamment en qualité et en quantité.

Pour avoir une idée de l’égalité et de l’efficacité du système de justice du point de vue du citoyen ordinaire, prenons le cas de Claude Robinson dont la poursuite contre Cinar – pour violation de droits d’auteur – a été déposée en 1995 (il y a 17 ans!) et doit maintenant être entendue par la Cour suprême du pays alors que la culpabilité de l’employeur ne fait pas de doute. Je suis un naïf et je me demande si la poursuite inverse, l’employeur Cinar poursuivant son ex-employé, durerait toujours 17 ans plus tard? Égalitaire vous pensez, notre système de justice?

Depuis la fin des accords de Bretton Woods en 1971 et d’autres changements et avancées, l’économie mondiale est désormais soumise aux dictats d’un marché de capitaux dopés à la spéculation boursière. Ceux-ci ne bénéficient qu’à un tout petit groupe de transnationales qui contrôlent les marchés financiers, affaiblissant la souveraineté économiques des états au passage.

Chez nous, les paliers d’imposition des particuliers sont les moins progressifs (répartition de la richesse) des cinquante dernières années au point où aujourd’hui, le Canada taxe moins ses riches que les É-U, pourtant très peu progressif en la matière. Sans surprise, l’écart entre le PIB produit par habitant et le revenu familial médian s’accroît annuellement depuis 1980 et cette inquiétante tendance s’accélère. Cela signifie que la richesse créée est distribuée de manière de plus en plus inégale entre les classes de citoyens composant la société.

Finalement, la mondialisation du marché du travail érode sans cesse les conditions de travail des travailleurs d’ici. Cela se traduit entre autres par de la précarité – emplois temporaires, temps partiel – des bénéfices sociaux en baisse, une charge accrue de travail, et j’en passe. Tout cela est donné en offrande sur l’autel du sacro-saint principe de rentabilité car dans la religion néolibérale, les profits doivent toujours croître! Même si on doit sacrifier quelques citoyens au passage. Cost of doing business diraient les cyniques.

La cohésion sociale repose désormais sur des leurres, des mensonges et un judicieux système de propagande entretenu par la classe gouvernante. Les dés sont pipés. Nous ne sommes plus alimentés que de rêves, d’illusions et de mensonges.

Terminant de lire ce texte, vous préférerez probablement penser que je dérape, que j’exagère.

« Parizot m’a l’air d’un moyen parano! De la propagande, franchement! C’est vrai en Iran, en Corée du Nord, mais ici? »

Dans le confort de votre salon, vous allumerez la télé. Ce sera l’heure des nouvelles.

« Hon, Bernard Arnault (patron de l’empire Louis Vuitton, quatrième fortune mondiale, estimée à 41 milliards de dollars américains) menace de quitter la France à cause de l’impôt de 75% proposé par le Président François Hollande. Maudit fou, y va tuer l’économie, regarde les riches commencent à s’en aller! »

(Publicité de l’iPhone)

« Ah! J’en veux tellement un!! »

Amen.


Un ouvrage actuel et incontournable: « La juste part »

L’essai La juste part met en opposition deux conceptions de ce qu’est faire et recevoir sa juste part: celle liée au mérite économique de chacun (individuelle) et une où l’on reconnait un lien de dépendance entre le succès individuel et la coopération sociale impliquant tous les citoyens (sociale).

Pour illustrer les acquis avec lesquels nous naissons tous – hormis ceux nés seuls au fond d’une grotte – Robichaud et Turmel présentent l’anecdote d’un designer anglais, Thomas Thwaites, qui a relevé le défi suivant, en apparence simple: fabriquer un grille-pain à partir de rien. On peut acheter un grille-pain pour aussi peu que 10$. Sans base de départ pour la fabrication, Thwaites s’est vite rendu compte du casse-tête à résoudre: se procurer de l’acier, du cuivre, du nickel, du plastique, fabriquer quelques 404 pièces, les assembler, et cetera.

Mais Thwaites a relevé le défi. Son grille-pain a chauffé (plutôt que grillé) le pain durant quelques secondes avant de fondre. Il lui en a coûté 250 fois le prix de base et a nécessité des milliers de kilomètres en déplacement à son fabricant. Et notez qu’il n’est question ici que de fabrication; Thwaites n’a même pas conçu le grille-pain.

Ce que cet exemple cherche à illustrer est un des points centraux de la thèse de l’essai: tout ce que nous produisons est nécessairement un produit social. En effet, toutes les connaissances, procédés, technologies mais aussi les normes sociales, la transmission du savoir entre les générations et bien d’autres phénomènes agissent de telle sorte que nous sommes tous « juchés sur les épaules d’un géant » (l’expression provient des auteurs) quand nous créons un produit ou un service. Sans cela, notre point de départ commun pour créer quoi que ce soit serait celui de Thwaites: rien.

Ils tirent la conclusion suivante de ce fait: ce que nous produisons étant social, ses fruits ne peuvent donc pas nous appartenir en totalité.

Ainsi la production est sociale. De ce fait, toute activité économique se heurte à des problèmes d’interactions entre individus, catégorisés comme suit: coordination, coopération et compétition. L’essai analyse surtout les deux derniers, plus complexes.

La coopération est un sujet central pour mieux comprendre les inégalités engendrées par l’économie de marché puisqu’elle révèle la relation entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Pour le philosophe anglais Thomas Hobbes, laisser l’homme agir dans son seul intérêt, totalement libre et sans contrainte, ne produira pas une économie de marché mais plutôt un état de guerre permanente, de tous contre tous. Sans coopération sociale poursuit-il, la vie de l’être humain est « solitaire, indigente, dangereuse, animale et brève ». Pas très inspirant comme type de passage sur terre.

Il existe plusieurs exemples de situations où intérêt individuel et collectif se heurtent mais l’exemple retenu par Robichaud et Turmel est un classique: le dilemme du prisonnier. Celui-ci illustre le point suivant: lorsque plusieurs personnes (deux dans le cas du dilemme du prisonnier) agissent dans leur seul intérêt individuel, ils font parfois des choix contraire à leur intérêt collectif et obtiennent des résultats inférieurs à ce qu’ils espéraient. En d’autres mots, dans des interactions de coopération, mieux vaut être solidaire.

Au passage, l’essai défait aussi plusieurs mythes. Notons au passage:

  • Le marché est la condition naturelle de l’homme. Faux dit l’essai. Le marché ne pouvant fonctionner sans coopération et sans normes et celles-ci requérant soit la confiance ou la coercition pour être observées, l’intervention d’une tierce partie est requise: l’état. Le marché n’a donc rien de naturel.
  • L’idée selon laquelle il y aurait un lien essentiel entre le caractère d’un individu et son mérite économique. Or une expérience toute simple a démontré que le comportement des participants variait grandement dans une situation donnée selon que, dans les minutes précédentes, ils venaient de trouver ou non une pièce… de 25 cents!
  • Le lien entre notre mérite individuel et nos succès. La juste part nous apprend que des facteurs aussi incontrôlables que le mois ou l’année de naissance peuvent être déterminants pour réussir dans certains domaines. Ainsi, pour devenir joueur de hockey professionnel, mieux vaut naître en janvier! Ceci à cause de l’âge relatif dans un groupe. Les plus vieux profitent d’années en années d’un avantage éphémère cumulatif sur leurs coéquipiers plus jeunes. Également, un ouvrage a révélé qu’un nombre disproportionnés d’américains sur la liste des 100 plus grandes fortunes étaient nés entre 1831 et 1840. Pourquoi? Parce que le plus grand essor économique que le monde ait connu est survenu aux É-U entre 1860 et 1870 et que pour en profiter il fallait être assez vieux pour être en affaires et assez jeune pour être dans une situation propice à la prise de risque.
  • La théorie du ruissellement économique (trickle down theory), qui affirme que les classes sous le 1% des plus riches profitent indirectement des politiques néolibérales par ruissellement vers le bas. Si c’est le cas demandent les auteurs, comment expliquer que le pouvoir d’achat de la casse moyenne ait diminué au cours des 30 dernières années et ce, malgré la croissance?

Pour conclure l’essai, Robichaud et Turmel démontrent que le bonheur des individus n’est pas tant lié à leur richesse absolue mais plutôt à la richesse relative à leurs concitoyens. En somme disent-ils, une société plus égalitaire produit des citoyens plus heureux mais aussi qui vivent pour la plupart plus longtemps, sont moins obèses, sont moins susceptibles de souffrir de problèmes d’alcool, ont moins de risque de subir de la violence, etc.

C’est un abrégé de la mine d’information passionnante que contient l’essai.

Dans le contexte qui prévaut actuellement au Québec avec comme toile de fond la remise en question du modèle économique néolibérale, La juste part est un ouvrage incontournable que je vous recommande fortement de vous procurer.